Des murmures alors que je relevai les yeux de mon téléphone. Une casquette, un bout de papier, un nom, rien de bien compliqué. C'était mon entrée en scène qui devait se dérouler.

J'avais décidé d'aller expérimenter le quartier et ses danseurs : j'avais beau exercer à l'école depuis quelques temps, je n'avais encore jamais eu l'occasion d'étudier la faune environnante. J'avais eu cette pulsion au réveil, prenant une longue douche chaude, enfilant une tenue confortable, et partant directement traîner dans le quartier à la recherche de jeunes talents.

«  He le nouveau, tu te bouges le cul ou bien ? »

Je relevai lentement le visage vers mon interlocuteur. S'il savait.
J'étais assez connu dans le milieu de la danse, mais surtout par mon nom. Généralement j'avais toujours une coiffure ou une casquette différente, me permettant de garder un anonymat relatif concernant mon physique. Je n'étais donc pas étonné qu'il ne m'aie pas reconnu. Et m'amusai déjà de sa réaction lorsque je me présenterai.
Soupirant bruyamment, je penchai la tête sur le côté et me décollai du mur contre lequel j'étais appuyé.
Le silence se fit presque alors que j'avançai vers le centre de la piste, les mains enfoncées dans les poches, nonchalant.

« Pour ceux qui ne me connaissent pas ... Mon nom est Yong Jun Hyung. »

Les murmures s’amplifièrent autour de moi, comme un bourdonnement incessant, auquel je décidai de mettre fin.

« Comme certains peuvent le savoir, malgré le fait que l'on ne m'aie jamais vu sur ce terrain, j'ai une certaine expérience de la danse. Je suis également chorégraphe à IdW. Mais ça, c'est autre chose. Bon. On peut commencer ? »

Sans attendre, je m'agenouillai par terre et resserrai mes lacets, les enfonçant rapidement dans mes baskets. Mon sweat-shirt quitta rapidement mon corps pour partir voler dans les bras d'une gamine non loin, qui me regarda avec des yeux ronds.

« Garde ça pour moi s'il te plaît, tu seras gentille. »

C'est alors qu'ils lancèrent la musique. Un son de R-Kelly, que je connaissais bien, pour avoir déjà dansé dessus. Bobble, pour être exact. Je laissai échapper un rictus et m'étirai rapidement, alors que l'intro défilait.
Soudain, je ramenai mes mains sur mon torse et la sentis, la musique. Me transpercer, traverser sans pitié. Elle avait prit possession de chaque parcelle de moi-même et m'entraîna en avant, alors que mes jambes ne suivaient plus un mouvement de marche habituelle, mais bien une cadence rythmée par le son. Une inspiration, un pas, un autre, et cette magie qui s'emparait de moi, de nous tous. J'attrapai le menton de la fille précédente et lui adressa un sourire alors que je collai mon corps au sien avant de m'en éloigner d'un mouvement souple, faisant face à la foule. Les sifflements, les cris. C'était mon univers. Plus que les plateaux, plus que les gymnases, que n'importe quelle salle aménagée. La rue nous avait formés, moi et ceux que je considérais comme mes frères : c'était donc chez elle que je me sentais le mieux. Comme tant d'autre.
Je me laissai retomber souplement, passant rapidement d'une main à l'autre. Léger. Si léger. J'étais plus souple, j'avais des mouvements tellement plus fluides lorsque je me laissais aller.

Tout était si court. La musique s'arrêta si rapidement, alors que j'étais partis loin, dans mon univers.
Je tournai instinctivement les yeux vers les danseurs qui formaient pour la plupart la foule, et cru croiser un regard surmonté d'une chevelure blonde qui m'était étrangement familière. Je n'eus pas le temps de m'attarder dessus que déjà la fille qui avait gardé mon pull s'était approchée de moi, et avait déposer un baiser humide sur ma joue, s'appuyant sur la pointe de ses pieds, et mon épaule, afin de m'atteindre. Grimaçant presque, je laissai échapper un rire embarrassé et appelai à l'aide du regard. Personne. Trop occupés à discuter entre eux, à me lancer ces regards tantôt admiratifs, tantôt mauvais. J'avais certes l'habitude de ce genre d'attitude, et j'avais tendance à la provocation. J'avais un air assez hautain lorsque je le voulais, ou que j'étais contrarié. Et le baiser de cette gamin m'avait contrarié. Un peu trop à mon goût. Soupirant, je remuai le bras afin qu'elle le lâche, lui lançant au passage un regard appuyé, celui que je réservais aux cas désespérément collants. Comme celui qui se tenait présentement agglutiné au bout de mon bras.

J'évacuai rapidement la « piste » de danse, me dirigeant vers un quelconque endroit plus calme, afin de me rhabiller et d'évaluer les divers éventuels talents qui passeraient suite à ma prestation. Soufflant enfin, une fois débarrassé de la sangsue, et sortit du cercle de danseurs, je me pris les pieds dans mes lacets. Maudits lacets qui se détachaient sans cesse. J'avais beau passer mon temps à les serrer, ils en décidaient sans cesse autrement. Heureusement que je ne m'étais pas ramassé -oui littéralement ramasse- comme je venais de le faire, lors de ma prestation. Et encore moins sur le grillage auquel était appuyé le petit blond … Pardon ?
Oui, le petit blond. Contre qui je me serais écrasé, si la grille n'avait pas été entre nous, me faisant buter contre son métal froid à grand renfort d'épaule.

M'éloignant soudain de lui, je m'excusai rapidement, les yeux tournés vers le sol, m'inclinant soudain. Je détestais avoir à m'excuser. Mais son regard m'avait perturbé. Intense. Presque … Passionné ? Oui. Passionné. Je ne savais pas s'il savait danser. Je ne savais pas s'il aimait ça. Mais tout, dans son regard, sa posture, m'indiquait que si. Son visage me semblait atrocement familier, mais ce n'était pas ceci qui avait retenu mon attention. Plutôt cette aura. Celle du danseur, qui accompagne chacun de ses mouvements. Celle qui, alors que je relevai les yeux doucement vers son visage, prit le contrôle de mon esprit.
Je voulais le voir bouger. Je voulais le voir danser, s'exprimer. Je voulais l'attirer sur le terrain, le pousser au milieu de la foule et voir ce qu'il avait dans le ventre.

Grognant, stupéfait, je me repris soudain. Ou avais-je la tête ? Je n'en avais aucune idée précise. Mais certainement pas dans le même monde que les autres.
Plongeant mes yeux dans les siens, je passai mes doigts à travers le grillage, par dessus les siens, et les agrippai.

« T'as rien vu. Maintenant, au lieu de rester planqué derrière la grille, si t'étais courageux et que tu venais montrer comment tu bouges, blondinet ? »

Je relâchai ses doigts et enfonçai ma casquette sur mon crâne, éloignant quelques cheveux de mes yeux, lui faisant signe de me rejoindre.

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Tu regardes l’homme se mettre en place. Il dégage une classe incroyable, et ça semble produire son effet autour de lui. Tu observais le moindre de ses mouvements, tout laissait croire qu’un spectacle inhabituel allait se dérouler sous tes yeux. Le son démarra enfin, un son que tu connaissais vaguement. Tu savais que c’était du R-Kelly, mais tu ne te rappelais pas le titre du son. Tu avais envie de bouger au rythme du son, mais tu n’étais là que pour observer.

Lorsque l’homme qui attirait toute l’attention commença à danser, tu ne bougeais plus. Toute ton attention était centrée sur lui, tu regardais ses jambes, ses bras, son corps, la façon dont il bougeait était incroyable. Il était bien plus doué que tous ceux que tu avais bien pu croiser sur ce terrain. Le moindre de ses gestes était fluide, ils convenaient chacun au rythme et à la mélodie. Tu essayais de reproduire ses mouvements rapidement, discrètement. Mais son niveau était bien trop élevé, tu devais l’avouer. Tu n’étais pas le meilleur, loin de là, même si tu n’avoueras jamais la défaite devant quelqu’un. Tu aperçus le jeune homme s’approcher d’une jeune fille à qui il avait confié son sweat un peu plus tôt. Séduire la foule par de tels gestes était quelque chose que tu ne pouvais supporter, tu grimaças et rapidement il descendit de ton estime. Très légèrement, évidemment. Mais la foule l’acclamait d’autant plus, tu laissais échapper un « Tss ». Il était doué visiblement pour jouer avec son publique, chose que tu n’avais pas. Tu as plutôt tendance à effrayer ceux qui te regardent, comme un dictateur, comme si tu allais égorger la personne qui n’appréciait pas ce que tu faisais. Au fond, ce que tu voulais, c’est être reconnu, ce dont tu étais encore bien loin.

Soudain, tout s’arrêta. Tu avais l’impression de débarquer dans un monde que tu avais quitté beaucoup trop longtemps. Toute la magie, tout le spectacle s’était évaporé. L’homme était redevenu quelqu’un de banal, un stupide homme à femme. Mais tu savais ce qu’il valait, tu n’avais pas été déçu, et ça t’avait fait sourire – intérieurement. Tu observais la scène ridicule de cette fille – le genre de fille que tu ne supportes pas – venant déposer un baiser sur la joue de l’homme. Un air de dégoût se dessina sur ton visage. Tu n’avais plus rien à faire ici, tu comptais t’en aller, pourquoi continuer à regarder de telles débilités, le plus important était déjà terminé. Tu regardais dans le vide, réfléchissant à ce que tu allais pouvoir faire ensuite. Rentrer tout de suite ? Tu hésitais, tout ça t’avait donné envie de danser, tu voulais aller te poser dans un endroit tranquille pour ce faire. Mais rapidement quelque chose, ou plutôt quelqu’un, te sortit de tes pensées. Pourquoi fallait-il que l’on vienne sans cesse te déranger ? Tu repris tes esprits et tu te retrouvais face à un regard. Un regard que tu semblas reconnaître. C’était celui qui t’avait presque envoûté lorsqu’il était sur la piste de danse. Il y eut comme un frisson qui parcourut ton corps lorsque ton regard fut plongé dans le sien. Il n’y avait que quelques centimètres qui vous séparaient, c’était… étrange.

Il s’éloigna assez brusquement, presque au même instant, tu fis de même. Tu étais toujours agrippé au grillage, comme s’il t’appartenait, comme s’il te permettait de t’accrocher à ce monde qu’est celui du break dance et de la street dance mais surtout de déterminer les limites entre toi et le reste du monde. Mais cet homme se permit de s’immiscer dans ce que tu considérais comme ta vie privée. Il fit quelque chose que tu ne pouvais pas supporter en temps normal. Il s’agrippa également à ce grillage, ses doigts par-dessus les tiens. Le contact humain, cette chose qui te dégoûte, cette fois-ci te procura une sensation plutôt agréable. Que se passait-il ? Pourquoi tu n’avais pas envie de lui foutre un poing dans sa gueule ? Pourquoi tu ne tentais pas d’enlever tes doigts de dessous les siens ? Pourquoi mourais-tu d’envie d’en savoir plus sur lui ? Pourquoi voulais-tu entendre le son de sa voix ? Tant de questions.

« T'as rien vu. Maintenant, au lieu de rester planqué derrière la grille, si t'étais courageux et que tu venais montrer comment tu bouges, blondinet ? »

Le « t’as rien vu » t’intrigua d’abord. Que pensait-il que tu avais vu ? Ce n’était certainement en rapport avec cette familiarité qu’il s’était permise, il n’avait pas bougé d’un seul millimètre. Tu ne cherchas pas plus loin, il te lança un défi ce qui chamboula complètement tes pensées. Cette presque invitation à venir danser te faisait envie. Tu voulais manger, mais ses paroles te laissaient croire qu’il considérait que tu n’avais pas les tripes pour tenter de danser devant tout le monde. Il pensait surement que tu étais derrière ce grillage par peur. Mais il ne savait pas, et tu n’avais pas envie de t’attarder en lui expliquant. Tu hésitais, pourquoi montrer tes capacités ? Ce n’est pas parce que son niveau était plus qu’excellent qu’il pouvait se permettre de lancer des défis aux inconnus. Et que savait-il de toi ? Comment pouvait-il être certain que tu savais danser ? Mais tes hésitations, tu les laissas s’envoler lorsqu’il prononça le mot « blondinet ». Mais pour qui se prenait-il ? Il te cherchait vraiment, et tu marchais. Alors qu’il était déjà parti pour la piste, trop sûr de lui, tu lui dit d’un ton froid :

« Just who the hell do you think I am ?! »

Tu ne savais pas trop pourquoi tu t’étais mis à parler anglais. Ca t’arrivait parfois de parler anglais lorsque tu étais très énervé, mais ça restait rare. Peu importe, tu te mis à courir vers la porte d’entrée du skate park et tu rejoint aussitôt l’autre danseur. Arrivé à son niveau, tu posas ta main sur son épaule le bousculant pour qu’il te regarde. Il était légèrement plus grand que toi. Tu posas à nouveau ton regard dans le sien, ce regard déstabilisant, troublant. Tu mis quelques secondes avant de te décider à lui dire ce que tu avais à dire.

« Ne me crois pas incapable de relever ce défi. Le fait que je sois derrière ce grillage ne signifie pas que j’ai peur. »

Tu marques une pause. Tu relâches son épaule, et tu continues.

« Je n’ai pas peur. Ni de toi et tes capacités hors norme, ni de la foule, ni de rien. Ton défi, je le relèverai sans problème. »